By Xavier Poujade

mardi 29 mars 2011

"Un pas sage à la ferme de Mars"

Or donc ! Pour bien planter le décor, il te faut te représenter mon arrivée en ce lieu reculé que mon GPS (géniale invention, tout de même) a su trouver sans erreur : dans le prolongement d'une route pas encore goudronnée, au milieu d'un champ entouré de bois, un étalage hétéroclite de bidons en plastiques, de bouts de ferraille, d'objets incongrus (tel une remorque de tracteur pour enfants, des bouts de moquette moisie, des pots éclatés...), une caravane à moitié couverte de ronces, un ancien poulailler en bois abandonné, un container de chantier avec un appentis grossièremet bricolé accolé, des fûts d'huile et d'essence en métal dressés ça et là, et enfin, au milieu de ce capharnaüm peu engageant, un mobil home légèrement penché vers la gauche (pour aider l'écoulement de la pluie m'expliquera mon hôte), avec des pierres sur le toit en tôle, entouré par des bûches sur deux côtés (le bois servant d'isolant autant que de chauffage pour l'hiver)...
Devant ce désordre maculé de déchets qui me fit plus penser à une décharge qu'à un lieu pour vivre, j'avoue avoir eu un léger mouvement de recul...
Et puis, émergeant de derrière un tracteur vert, apparition de Monsieur Beny, mon hôte et propriétaire des lieux. "Alors, pas trop effrayé ?" me lance-t-il. Si, un peu, mais du diable si j'allais le reconnaitre devant lui. Après tout, j'étais prévenu que les conditions seraient "rustiques", et que le sieur Beny vivait sans électricité. Evidemment, dans mon esprit, cela n'impliquait pas forcément qu'il n'avait pas non plus l'eau courante ni qu'il vivait au milieu d'un tel bordel...
Mais bon, il faisait encore plein jour, nous avons commencé à papoter très naturellement, nous tutoyant presqu'immédiatement. Je dois dire que le bonhomme m'a plu. En peu de temps, nous avons balayé un certain nombre de sujets et constaté que nous étions sur la même longueur d'onde. Derrière les apparences frustes du bonhomme j’ai perçu un esprit profond, volontaire et résolument tourné vers le positif. Qu’importait donc les conditions matérielles de l’accueil, je pris la décision de rester au moins jusqu’au lendemain.


Voyant que je ne m’enfuyais pas en hurlant, il m’offrit de m’installer dans mes appartements : la caravane servant jusque là de remise à outils et d’entrepôt à des sacs de grains de blé…
Des toiles d’araignées, un intérieur plus qu’accusant des signes d’usures, avec des trous de souris dans les cloisons, des débris de ce qui fut la glace d’un placard ne fermant plus, et un trou au niveau de l’entrée dans lequel j’ai bien failli me coincer le pied… J’ai refoulé tout sentiment de dégoût, on a vidé la caravane, tiré le lit et il m’a invité à faire le tour du propriétaire.

Le plus dur pour moi durant ce séjour, ce furent les toilettes sèches et l'incommodité de prendre une simple douche. Autant, pour uriner, en tant qu'homme, je n'ai pas éprouvé de difficultés, mais quand il m'a montré la première fois le "lieu d'aisance", mon intestin s'est momentanément resserré, me prévenant qu'il ferait de la résistance pour m'éviter au maximum cette épreuve... Imagine : caché derrière l'ancien poulailler désafecté, un bidon en métal à moitié rouillé fermé par un couvercle (important pour éviter les mouches et leurs asticots, responsables des mauvaises odeurs éventuelles), à côté d'un deuxième bidon plus grand contenant des cendres, un siège de toilette sale et poussiéreux, le tout exposé à tous les vents, sans toit ni cloison... Quand tu sais que le matin au lever la température moyenne fut de 0 à 3 degrés, qu'il a plu quelques jours la première semaine, tu comprendras qu'une certaine constipation m'ait tenaillé le temps que je m'acclimate ! Mais nécessité faisant loi, même un citadin à peine dégrossi comme moi réussit à s'y faire...
Plus désagréable finalement, le toilettage, qui demandait un vrai calcul et beaucoup de bonne volonté : la douche dans son mobil home n'était pas des plus pimpantes, comme tu l'imagines, et se laver avec un seau d'eau tiède dans un espace aussi réduit n'a rien d'évident.

Mais j'arrête là l'énumération de mes petits soucis d'occidental habitué au confort amolissant de la civilisation du gaspillage. Si les premiers jours je n'étais pas sûr de tenir plus loin que la fin de semaine, j'ai finalement tenu les deux semaines prévues, et ce sans conséquences aucunes pour ma santé physique.

Je dois à présent parler de Beny, ce personnage hors normes et c'est pas rien de le dire. Savoir que ça fait bientôt 8 années qu'il vit dans ces conditions, en solitaire, 8 hivers qu'il passe en claquant des dents à manger des pâtes, du riz et des lentilles germées, à casser la glace dans ses récupérateurs de l'eau de pluie, ça force le respect, tout de même !
Au début, je lui donnais la quarantaine passée, mais j'ai su par la suite, par recoupement (car Beny, c'est par son nom et non son prénom qu'il me demandait de l'appeler, par une sorte de pudeur amusante, n'a pas voulu me dire son âge véritable) qu'il avait plutôt dans les cinquante ans.
Difficile de raconter sa bio car je n'en ai eu que des bribes dans le désordre, mais qu'il suffise de savoir qu'il a exercé plusieurs métiers, surtout celui de technicien forestier , qu'il a vécu plusieurs années en Inde, en Thaïlande, au Cambodge, en Malaisie, au Japon et en Angleterre et que c'est lors de son séjour sur l'archipel nippon qu'il a rencontré Masanobu Fukuoka, fondateur d'une méthode d'agriculture résolument bio au sortir de la deuxième guerre mondiale et des désastres d'Hiroshima et Nagasaki...

La méthode Fukuoka, francisée par Beny en "agrinature", ça consiste en quoi ? Hum hum... Disons qu'il s'agirait plus d'une philosophie agricole que d'une réelle méthode. L'idée principale est de travailler le moins possible un sol afin d'en préserver l'intégrité, de s'adapter aux caractéristiques naturelles d'un terrain plutôt que d'y imposer à tout prix sa vision anthropocentrée et essentiellement destructrice de l'agriculture. Dans la vision de Fukuoka, l'observation minutieuse de la terre est privilégiée, aucune plante n'est considérée comme "mauvaise" en soi et la culture doit s'intégrer sans heurts à l'écosystème déjà existant.
J'ai appris par exemple que le labour (et cela m'a été confirmé par un pote Corrézien qui a fait des études d'agronomie) était néfaste pour les cultures, et qu'en toute logique on devrait abandonner cette pratique qui malheureusement continue d'être employée par de nombreux paysans conventionnels : en plus de favoriser l'érosion, de mettre la terre à nue (une hérésie selon Fukuoka, car nombre de bactéries et sels minéraux ainsi que l'humus se voient dès lors grillés par les UV du rayonnement solaire ou tués par le gel à l'arrivée des frimas), le labour provoque un effet dit de semelle ou de pot de fleur, c'est à dire sous la couche superficielle retournée par le labour un effet de tassement qui interdira aux futures plantes de créer des racines profondes et les obligera à se déployer en surface (ce qui les rendra plus fragiles d'une part, mais surtout ne favorisera pas la remontée des minéraux utiles des couches profondes du sol, que seules les plantes et les arbres sont capables de ramener en surface en les synthétisant, et donc au final la terre ainsi exploitée finit par s'apauvrir à tel point qu'il devient inévitable d'utiliser fertilisants et autres engrais chimiques...).
Beny m'a fait prendre conscience de l'importance pour un cultivateur "éclairé", désireux de produire des produits sains et bio, de se soucier de la terre dans laquelle il fait pousser ses plantes. En effet, chaque légumme, ou plante, ou céréale, ou arbre, est un organisme à fabriquer de la matière organique, aussi, lorsqu'on le ramasse, le cueille ou l'exploite, c'est un peu de terre qu'on enlève à notre sol qu'il faudra bien remplacer si l'on ne veut pas à terme se retrouver au milieu d'une terre devenue stérile. D'où l'importance du traitement de nos déchets en compost, eaux usées et autres matières fécales, qui est un moyen de rendre au sol une bonne part de ce qu'il nous a fourni en nourriture. Juste retour des choses : la terre nous nourrit généreusement et nous devons la nourrir en retour.
Lutter contre l'érosion, traiter le sol avec douceur et déférence, n'y prélever que ce dont on a besoin et enrichir la terre par tous les moyens en laissant s'y décomposer les branchages, pailles, sciures et même les pierres ; lire le paysage, connaitre l'orientation des vents et leur force approximative (anecdote : pour évaluer la force du vent, Beny a une astuce de terrien (sur mer c'est différent) : si tu sens juste un souffle d'air sur le visage, c'est un vent de force 1, si le vent agite les feuilles des arbres, c'est force 2, s'il agite également les branchages c'est force 3, s'il agite les branches plus importantes qui supportent les ramures, c'est force 4, quand le vent est assez fort pour bouger les branches de la taille d'un bras, c'est force 5, de la taille d'une cuisse, force 6, et enfin s'il souffle au point de faire craquer les troncs, alors c'est force 7 et au-delà, c'est à dire la grosse tempête !) ; ne pas chercher à plier la nature à ses ordres mais plutôt apprendre à vivre en partenariat avec elle en s'intégrant aux cycles saisonniers ; recycler tout ce qui est recyclable, récupérer l'eau de pluie, drainer un terrain pour redonner vie aux ruisseaux naturels souvent obstrués par les activités humaines, accepter de sacrifier une partie de ses récoltes aux aléas climatiques et à certains nuisibles (qui ne sont considérés comme tels que parce qu'ils soustraient une part de bénéfice théorique, mais que l'on peut considérer d'un autre point de vue comme des régulateurs, ou au minimum comme la nourriture d'autres organismes, donc comme participant de la bio-diversité)... Voilà en somme et en résumé ce que je dois comme enseignements et prises de conscience à mon séjour chez Beny.

Ah, et aussi j'ai pu m'initier au bucheronnage, ce qui m'a permis de comprendre qu'il ne suffit pas d'avoir une tronçonneuse pour se déclarer bucheron... Je n'ai pas manipulé l'engin pour des raisons de sécurité, mais j'ai assisté Beny lors de la coupe de plusieurs gros chênes centenaires, et je reconnais que la chutte de si beaux arbres est un instant poignant et impressionnant. Que les amoureux des arbres, dont je suis, se rassurent : Beny n'est pas un sérial tronçonneur, seulement il venait d'acquerrir, par échange de terres, un bois d'environ un hectare attenant à son habitation. Ce bois à vocation agricole était il y a un siècle un champs, laissé en friche depuis. Comme il s'agit de sa meilleur terre (la plus riche en humus, forcément, et la plus profonde), il a dû se résigner à abattre la forêt. Tous ces troncs abattus fourniront le bois nécessaire à la construction de sa future maison (après 8 ans, le maire de sa commune a fini par lui accorder son permis de construire), certains seront vendus à des scieurs pour l'aider à financer ses travaux, les cordes (une corde = 3 ou 4 stères) de bûches issues des grosses branches lui fourniront son bois de chauffe pour les 20 ans à venir (là aussi il pourra se permettre d'en vendre une partie, d'autant que le bois était composé en majorité de chênes, l'un des meilleurs bois de chauffe) et enfin les innombrables amoncellements de fagots et branchettes seront laissés à pourrir sur place pour amender la terre et l'enrichir en humus (le bois en putréfaction est l'un des meilleurs composts qui soient).
Le premier jour de mon arrivée, nous avons d'ailleurs frisé l'accident grave, voire mortel, en essayant d'abattre l'un de ces seigneurs arbres... Ce serait long de raconter, mais que ceux qui pensent qu'il est facile de tomber un arbre prennent ma mise en garde au sérieux : bucheronner est un métier dangereux, ça ne s'improvise pas !

Les jours ont donc passé à la ferme de Mars... Le travail ne manquait pas, tu te doutes, entre les piles de bois à transporter, les branchages à déplacer, les bûches à fendre, et toutes les lignes à préparer dans le champs pour la plantation des radis, carottes, navets ou laitues, sachant que chaque ligne mesurait entre 40 et 50 mètres et qu'il y en avait une première série de 20... Ca fait du boulot tout ça, même à deux, alors tout seul, je me demande comment il fait pour s'en sortir, le Beny !
En fait il s'en sort pas très bien, d'ailleurs... L'année dernière, il a eu assez peu l'occasion de vendre sa production, car il n'avait pas vraiment pu mettre en culture tout ce qu'il aurait voulu. De plus, il est toujours en phase d'apprentissage et d'expérimentation. Bien qu'il suive dans l'esprit la méthode initiée par Fukuoka, il a dû l'adapter aux caractéristiques de la Creuse et même se résoudre à utiliser son tracteur dans certaines circonstances. Mais comme il se contente de vraiment très, très peu pour survivre, il m'a confié qu'après tout ce n'était pas si important, car au moins ces terres qu'il possède (environ 13 hectares tout de même) se refont une santé, reprennent vie et elles seront riches pour ceux qui les exploiteront à sa suite... Etant célibataire, espérons que la famille de paysans qui prendra sa suite poursuivra dans le même sens et ne se laissera pas tenter par le profit immédiat au détriment du plus long terme...

Avant de finir (je m'aperçois qu'il y aurait tant à raconter de nos conversations), je veux dire également que j'ai beaucoup appris des techniques de survie de Beny en matière de nourriture. Il faut savoir qu'ayant travaillé un temps comme mitron (lors de son séjour en Inde, si je ne m'abuse), il fabriquait son propre pain au levain, enrichi par une dizaine de variété de graines germées et fermentées (du haricot, du seigle, différents blés, de l'orge, etc..), cuit à la poêle selon un procédé très personnel ; qu'il faisait également germer dans des bocaux en verre des lentilles (blondes et vertes), selon un processus que j'ai immédiatement expérimenté par moi-même dès mon retour en Corrèze (je viens d'en manger une partie ce midi : c'est vraiment délicieux, et ça a le mérite d'apporter conséquemment des protéines à l'organisme). Il cuisait aussi les pâtes comme on fait cuire le riz : en mettant à froid juste la dose d'eau nécessaire... J'en ai été bluffé, mais ça fonctionnait très bien, et en tant que patovore distingué, je reconnais qu'elles étaient chaque fois parfaitement "al dente" et non collantes... Pour l'eau, il jonglait avec des jerricans directement remplis à l'eau de pluie, filtrée de ses impuretés par un système D ingénueux mêlant filtre à café et sopalin, et pour l'eau potable, il remplissait au puits d'un village voisin des bidons de vin récupérés dans des poubelles... Je n'ai pas eu faim une seule fois durant le séjour, mieux même, je me sentais si bien nourri que je débordais d'énergie au point de ne pas éprouver de difficulté pour me lever le matin, ce qui chez moi frise l'exploit !

En me relisant, je me rends compte qu'il reste baucoup à dire si je voulais être rigoureusement complet sur cette expérience. Je crains cependant d'avoir été déjà bien long et le principal a été dit. Je suis finalement parti le vendredi soir de la deuxième semaine, alors que mon départ était normalement prévu pour le lendemain. J'ai pris cette décision suite à un désaccord avec Beny. Rien de grave, et nous ne nous sommes pas quittés fâchés, bien au contraire. Le différend a porté sur la préparation de plusieurs lignes, dont je m'étais chargé avec toute l'application minutieuse qui m'est coutumière. Les lignes étaient prêtes pour passer le semoir, c'est à dire que j'avais dégagé lesdites lignes des bottes et résidus de chiendent préalablement arrachées par le passage du rotovateur en les mettant sur le rebord de la butte, puis dans un second passage, le dos courbé, mètre après mètre, j'en avais extrait en profondeur tous les gros caillous et les restes herbeux susceptibles d'empêcher la progression du semoir... Mais Beny, alors que j'avais presque fini, s'est mis en tête de repasser un coup de roto, après mon passage, ce qui allait avoir pour effet d'annuler tout mon travail, de remélanger les bottes de chiendent sur le tracé des lignes, bref, je lui ai dit qu'à mon avis c'était une mauvaise idée. Il ne fut pas d'accord, me dit même, non sans raison, je l'admets, que ça faisait 8 ans qu'il pratiquait ce métier, qu'il savait ce qu'il faisait et moi pas, etc... Pendant que je le ragardais passer le roto, l'évidence m'est apparue que mon temps en ce lieu était terminé, qu'il ne servait à rien de prolonger l'expérience. Car une fois le roto passé, il faudrait à nouveau recommencer ce que j'avais fais pendant toute la journée et pour un résultat pas même amélioré. Une perte de temps, une contradiction. J'ai donc attendu que Beny descende de son tracteur, je lui ai expliqué ma décision, il a compris, nous avons discuté tranquilement pendant une demi-heure, je l'ai remercié pour tout ce qu'il m'avait appris, il m'a remercié pour tous mes efforts, nous sommes restés amis, et je suis parti.

Voilà en condensé (si si !), ce que je peux dire de mon expérience à la ferme de Mars. En toute justice, il me faudrait bien plus de lignes et de pages encore pour rendre compte des deux soirs par exemple où nous sommes allés à la petite ville de Bonat, participer à deux soirées organisées dans la bibliothèque dans le cadre du printemps de la poésie ; il me faudrait également décrire la matinée passée à Gueret (capitale de la Creuse, 17 000 habitants, ha ha), et enfin il me faudrait essayer de rendre les différents sentiments et sensations éprouvés tel matin au lever du soleil par dessus la cime des arbres, telle nuit à contempler la brillante voûte étoilée, et il faudrait parler des odeurs aussi, du chant des oiseaux, des cris des chevreuils, et de "Bibou", la chatte hyper câline de Beny... Mais les mots ne peuvent pas tout dire, loin s'en faut. Beny m'a prêté sur place un ouvrage de Krishnamurti intitulé "A propos de Dieu", j'en ai gardé cette réflexion : le vrai révolutionnaire n'est pas celui qui cherche à réformer la société pour qu'elle soit plus humaine, le vrai révolutionnaire est celui qui comprend qu'il est la société dans sa version individuelle et que c'est dans son individu profond qu'il doit remettre en cause l'emprise de la société et faire le choix d'une existence plus humaine. Il ne s'agit pas d'une citation exacte, mais de mon interprétation quant à l'aspect spirituel de ma démarche relativement à cette époque où la société et ses dogmes nous placent devant un choix crucial : voulons-nous devenir hommes ou machines ? Mais je digresse, ceci est un vaste sujet.

Adieu donc, suite au prochain numéro !

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